Le Roi emmitouflé


Le Président du Tribunal des Personnages de Fiction (TPF). — Nous sommes réunis en ce dimanche 23 octobre à 12h24 pour valider le personnage proposé par l’autrice Madame L. C. Madame, veuillez vous avancer.

L’autrice. — Alors oui, euh, je voudrais rectifier tout de suite, ce n’est pas vraiment moi qui propose ce personnage votre honneur. C’est surtout le fruit du hasard.

Le Président du TPF. — Oui, enfin vous cherchez à le valider, c’est bien cela ?

L’autrice. — Oui, c’est cela, votre honneur.

Le Président du TPF. — Alors, dans ce cas, peu importe son origine, vous vous en portez garante, vous comprenez ?

L’autrice. — Oui, votre honneur.

Le Président du TPF. — Bien, commencez par nous indiquer son nom.

L’autrice. — Il s’agit du Roi emmitouflé qui sentait le poisson.

Silence dubitatif.

Le Président du TPF. — Vous êtes sûre que c’est bien son nom ? Parce que moi, je vois plutôt un roi qui sent le bouc, Madame.

L’autrice. — Oui, je vous assure que c’est son nom, mais dans le fond, que ce soit du poisson ou du bouc, vous comprenez bien qu’il a un problème odoriférant. D’ailleurs c’est assurément pour cette raison qu’il conserve dans son château une salle entière remplie des parfums les plus délicats, du sol au plafond.

Le Président du TPF. — Bien, et que pouvez-vous nous dire d’autre sur ce personnage ? Jusqu’ici, c’est un peu léger.

L’autrice. — Eh bien, c’est qu’à l’heure actuelle, il est perdu dans la banquise.

Le Président du TPF. — Dans la banquise ? Mais il risque d’y mourir de froid.

L’autrice. — Je sais bien, votre honneur, mais heureusement pour lui, il est bien emmitouflé.

Le Président du TPF. — Mais Madame, avez-vous vu l’expression de son visage. Il est peut-être perdu, mais surtout malheureux, votre personnage. Ça saute aux yeux. Il est évident qu’il a envie de se démitoufler.

L’autrice. — Vous croyez cela votre honneur ? C’est plausible en effet. Je crois qu’il meurt d’envie de retourner dans la chaleur de la salle de bal de son château pour y travailler la danse à quatre temps qu’il a inventée.

Le Président du TPF. — Ah, parce qu’il danse, ce roi-là ?

L’autrice. — Oh oui, si vous saviez, avec une grâce et une agilité incroyables. Enlevez-lui sa grosse fourrure, et vous verrez comme il est délié !

Le Président du TPF. — Bien, Madame, au vu de ces éléments, nous allons nous retirer pour délibérer. Veuillez quitter la salle d’audience. Nous vous appellerons.

*****

Le Président du TPF. — Madame, levez-vous. En vertu du Code universel des personnages de fiction, j’ai le plaisir de vous annoncer que votre personnage, le Roi emmitouflé qui sentait le poisson, est présentement validé par notre instance. Il vous incombe à présent de l’étoffer, de lui trouver un foyer où il se sentira bien. Et surtout, le plus important, de faire connaître son histoire au reste du monde.

L’autrice. — Merci votre honneur.

Le personnage validé (à l’autrice). — Vous allez voir, avec moi, vous ne serez pas déçue du voyage.

Texte rédigé dans le cadre de l’atelier En roue libre sur la base d’un tirage de tarot illustré.

Écrire à l’expo Zao Wou-Ki (3/3)


Il m’en aura fallu du temps pour reprendre les clés de ce site, et poursuivre son alimentation. Voici donc le troisième volet de la série initiale issue de l’atelier d’écriture auquel j’ai participé lors de l’exposition Zao Wou-Ki au Musée d’art moderne de Paris.

Shanghai, le 17 juin 1948

Cher Zao,

Voilà, je n’ai d’autre choix que de t’écrire vu que tu ne décroches plus jamais quand je t’appelle. C’est à croire que tu filtres tous mes coups de fil, et ça me donne bien quelque inquiétude.

D’un autre côté, quelle idée aussi d’aller s’exiler à l’autre bout de la planète pour y vivre ? Et surtout de cette façon-là ?!

Bon n’empêche que par tes idioties, tu ne sais donc pas que je suis allée voir ton exposition dans la petite galerie à côté de la maison.

Eh bien, je n’y ai pas vu de quoi fouetter un chat. Ces toiles sont plutôt banales, et surtout, elles ne figurent absolument rien, quel comble ! Ce qui ne fait que me conforter dans ma première impression. Allons Zao, quand vas-tu enfin te décider à te trouver un vrai métier, hein ?

Tes taches de couleur là, c’est pas mal, mais ce n’est pas ça qui va te remplir la panse. Tu te rends compte des conséquences de cette lubie à laquelle tu cèdes comme ça ? Ton père arrive bientôt à l’âge de la retraite et alors, qui reprendra son garage, je te le demande ! Il était tellement évident que ce devait être toi.

Et non, au lieu de ça, Mônsieur préfère baguenauder à Paris avec ses pinceaux dans la poche. Il serait temps que tu redescendes sur terre et que tu te décides enfin à écouter ta vieille mère.

Au fait, j’ai toujours ces pots de confiture que je t’avais réservés tu sais, il serait temps que tu viennes les chercher.

Oh, mais c’est que l’heure tourne. Il va falloir que je te laisse. Allez Zao, cesse de faire l’enfant et envoie-nous quelques nouvelles.

Je t’embrasse très fort, mon petit nuage.

Maman

 

« Toute ma vie, je n’ai souhaité que peindre les nuages. »

Zao Wou-Ki

Écrire à l’expo Zao Wou-Ki (1/3)


Samedi dernier, j’ai eu le plaisir de participer à l’atelier En roue libre au Musée d’Art Moderne de Paris. Guidé par la talentueuse Laurence Verdier, notre petit groupe de joyeux auteurs s’est retrouvé en plein cœur de l’exposition Zao Wou-Ki pour écrire.

Voici un premier texte :

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Rouille lactée qui dévore l’azur

Pulvériser dans le vide

Gouttelettes de néant

Scaphandrier immémorial

Remonter à la soupe primordiale

Bouillonnement d’humeurs

Dernier spectacle avant l’au-delà.

Choses vues au Japon


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Nous rentrons de 10 jours fabuleux à la découverte du Japon. Là-bas, nous avons principalement visité des sites classiques, mais cela ne m’a pas empêchée de remarquer quelques particularités qui me restent en tête.

Le vert

La nature au Japon est un plaisir esthétique hors pair, l’art du jardin y trouve son apogée. Il y a sûrement plus de cinquante nuances de vert parmi tous ces feuillages qui s’entremêlent délicatement en forme de dentelle sur l’azur. Je comprends mieux d’où vient ce magnifique vert qui colore la végétation que l’on retrouve dans presque tous les films d’animation du studio Ghibli (le saviez-vous au passage ? Ghibli est à l’origine le nom d’un avion italien. Et en toute logique, la boutique du musée Ghibli à Mitaka, s’appelle « Mamma, aiuto ! »)

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Les rites

Là-bas, des rites existent même pour les gestes les plus simples, comme rendre la monnaie à un client qui vient de faire un achat (aussi infime soit-il). Que ça doit être rassurant d’avoir toujours une « marche à suivre » à laquelle se référer en toute circonstance. Bon, il n’en demeure pas moins que le moindre faux-pas dans le rite est capable de ruiner toute cette merveilleuse organisation.

Les gestes

Les Japonais ne comptent pas sur les doigts comme nous (je découvre pour l’occasion que ça s’appelle la dactylonomie). Ils ne vont pas utiliser le pouce par exemple. Pour dire non, ils vont croiser les bras dans un geste qui m’évoque un « vade retro satanas », mais c’est juste une façon de dire non. On s’incline beaucoup, on penche la tête pour une foule de politesses, et bien sûr, le rire est plus souvent gêné qu’hilare.

La propreté

Il n’y a pas à dire, la propreté n’est pas la moindre des préoccupations là-bas. Il n’y a qu’à voir la propreté exemplaire du métro de Tokyo. Je ne me suis jamais sentie aussi bien dans un métro (pas de mauvaises odeurs, de banquettes noires de crasse…). Pas étonnant que les Japonais s’y endorment si fréquemment. Et aussi le silence ! Des annonces demandent aux usagers de passer les téléphones en mode silencieux. C’est calme, propre et rangé, même en rush hour.

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On retrouve cette caractéristique dans le soin porté aux toilettes. Damn, les toilettes publiques n’ont rien à voir à ce que l’on peut expérimenter en France. Dans le Shinkansen, elles ressemblent même à une cabine de vaisseau spatial. Et une fois assis sur le trône (chauffant), on a une série de boutons pour choisir des jets d’eau nettoyants. Pas facile de revenir aux modèles de barbares traditionnels par la suite.

Les bains publics et les sources chaudes (onsen) sont aussi un bel exemple de l’importance accordée à la propreté. Là, on se douche et se savonne avant d’entrer dans le bassin. Dans les onsen, il est naturellement chaud (aux environs de 40°) et est constitué d’eaux thermales souvent riches en soufre, parfois même en radium. Mais quelle relaxation que de se prélasser dans ces eaux en pleine nature.

La fantaisie

Dans une société si bien ordonnée et policée, il est toujours très amusant de relever les petits grains de folie ici ou là. À l’aéroport d’Haneda, les voiturettes qui arpentent les interminables corridors des portes d’embarquement diffusent la mélodie des sept nains… « Hey ho, hey ho, on rentre du boulot ». Entendre ça alors qu’on s’apprête à prendre deux avions pour parcourir les 9 700 kilomètres du retour, y a pas à dire, ça donne le sourire.

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Éclats


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« L’une des premières choses que je vois quand je me lève, c’est cette statuette, ma statuette. Posée sur un guéridon près de la fenêtre, je dois la contourner pour passer de la chambre à la salle de bains.

Quand je m’assieds au bord de mon lit en m’étirant, c’est elle que je vois. Ses reflets d’or jouant déjà avec les premières lueurs du jour. Éblouie, j’ouvre les yeux un peu plus grand, je me lève et je contourne soigneusement le guéridon de ma statuette, celle qui m’évoque de l’or solidifié. Une fois repue de son éclat, la journée peut commencer. »

***

« Chaque soir, c’est la même histoire. Il faut toujours que je me prenne les pieds dans le guéridon de cette satanée statuette. Cette espèce de gros tas doré rococo qui encombre la chambre et m’a valu quelques foulages d’orteils dont je me souviens encore.

L’idée m’a parfois effleuré de la faire disparaître du jour au lendemain. Juste effleuré. Je devine trop bien sa réaction. Étant la maîtresse de maison autoproclamée, et moi n’étant que le gentil mâle gagnant la croûte pour la famille, je n’ai pas mon mot à dire sur tout ce qui touche à la déco. Ah, si ! Quand il s’agit de déplacer du mobilier lourd, alors là, je peux intervenir.

Les jours se suivent et rien ne change, si ce n’est que je passe de plus en plus de temps au travail. Qui sait où cela va nous mener ? »

***

« Aujourd’hui, nous sommes allés aider Patricia qui déménageait. Bien triste journée. On est loin des déménagements guillerets de nos jeunes années, où nous quittions le domicile familial pour acquérir notre indépendance et conquérir le monde. Non, à présent, ces remue-ménage tiennent plus des traits que l’on tire sur un pan de notre passé. La maison devenue trop grande maintenant que les enfants sont partis, la transition vers une surface plus modeste en raison d’un licenciement, ou bien, comme c’est le cas de Patricia, la division des biens liée à un divorce. Nous avons ressenti sa tristesse de quitter les lieux.

À un moment, elle s’est même effondrée en larmes, tenant entre ses mains les bris d’une grosse statuette dorée. Ce sont les aléas de tout déménagement, mais nous avons bien saisi que cet objet avait une valeur toute particulière pour elle.

Nous l’avons laissée au calme quelques instants. Puis, quand elle est reparue, son regard était chaleureux, comme si elle s’était décidée à trouver une nouvelle statuette qui remplacerait l’ancienne, et la surpasserait peut-être même. »

Photo et statuette de Véronica Correa

Texte rédigé dans le cadre de l’atelier En roue libre.

 

Nu dans le bain


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L’homme à l’imper gris avance d’un pas lent, mais assuré. Il marque quelques brèves pauses devant les tableaux qui attirent son regard. Soudain, il s’arrête net.

Immobile, il lève les yeux vers un rectangle vide. Au centre, un petit panneau indique : « Nu dans le bain – Bonnard, tableau prêté au Musée d’Art moderne de New York. »

La pièce maîtresse, la pépite pour laquelle il a fait le déplacement n’est pas là.

Toutefois, il reste planté là, comme s’il prenait racine. Derrière ses paupières closes, il invoque le souvenir de la toile de maître qu’il affectionnait tant.

C’était un large rectangle. Dans sa mémoire, un flot de lumière et de couleurs se déverse. Quelques rayons d’or qui traversent la fenêtre d’une salle de bains. Mais ils ne suffisent pas à illuminer la scène. Les tons dominants sont froids : les carreaux bleus de la pièce, la teinte ivoire de la vaste baignoire sur pieds, les vapeurs lilas émanant des flots.

À gauche, on voit une tête qui émerge tout juste. C’est de toute évidence une femme, mais on distingue mal les traits de son visage. Ses jambes dépassent de l’autre côté. Son corps semble mou, abandonné. Par qui ?

Par son époux qui est plus occupé à superposer les couleurs qu’à la regarder vraiment ?

Ou bien, est-elle abandonnée par tout désir de vivre ?

L’homme à l’imper gris s’interroge. Il revoit la douce inclinaison de sa tête, sa chevelure blonde qui tombait en cascade sur le rebord blanc de la baignoire. Il a envie de tendre la main et de poser délicatement les doigts sur son épaule.

Un geste pour signaler sa présence, la réconforter, mais tout en discrétion, pour ne pas interrompre cet instant de mélancolie vaporeuse dont elle semble se délecter.

Il aimerait s’interposer, combler le vide qui sépare la baignoire fumante de la grande toile du peintre.

Raide comme un piquet, l’homme à l’imper gris s’éternise devant le cadre vide. Les yeux toujours fermés, car il craint de rompre le charme.

S’il ouvre les yeux, qui sait à quel funeste sort serait vouée la jeune femme ? Une fin silencieuse et immobile, son visage pâle immergé dans les eaux tièdes de la baignoire ? Fin inimaginable à laquelle il ne peut se résoudre.

Il décide de rester là, au beau milieu du ballet des visiteurs s’attardant à peine devant ce cadre, n’offrant que leur mépris à la jeune femme nue dans son bain.

Lui demeure, inébranlable, dans l’espoir qu’elle tourne un peu la tête, peut-être même dans sa direction, qui sait ? Et qu’elle pose son regard las et délavé sur lui. Là, il lui offrirait son plus beau sourire, jubilant devant cette victoire.

Sa victoire personnelle contre l’oubli. Et ce n’est qu’alors qu’il pourra rouvrir les yeux, lisser son imper gris et rentrer chez lui, de son pas lent et assuré.

Texte rédigé dans le cadre de l’atelier En roue libre.

Pense à oublier


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« Pense à oublier »

Ces trois mots étaient tracés à la plume, les pleins et les déliés gorgés d’une encre qui avait maintenant séché. Le petit bout de papier rose clair reproduisant une silhouette d’éléphant était fixé sur un coin du bureau d’Alma. À vrai dire, elle avait dû y poser son serre-livres en forme de A pour qu’il ne s’envole pas. Entre les courants d’air et le temps qui s’écoulait sans pitié, il y avait belle lurette que l’adhésif sous les oreilles de l’animal ne collait plus.

Pense à oublier. Clair, simple, facile. C’était tout lui. Lui qui aimait tant prendre les choses à rebours. Lui, si épris de liberté qu’un beau matin il s’était volatilisé, ne laissant que cet infime témoignage de sa présence ici. Un gage de son affection ? Rien de moins sûr.

Jour après jour, Alma posait les yeux sur le petit éléphant rose, et elle ne pouvait s’empêcher de rectifier le message. C’était « Pense à m’oublier » qu’il aurait dû écrire. Et voilà une corvée de plus à ajouter à ma to-do-list, se dit-elle.

L’oubli, cette chose qu’on ne peut programmer et qui semble inhérente au fonctionnement du cerveau humain. Quand il survient naturellement, on s’en mord souvent les doigts.

Mais l’oubli volontaire, voilà qui était une autre paire de manches. Comment oublier une personne à qui l’on a porté une telle tendresse ? Impossible de rayer son existence de sa mémoire. L’étincelle qui frisait au coin de ses yeux quand il souriait du fond du cœur, cette odeur boisée qui le précédait immanquablement, ces longs débats au cours desquels Alma avait l’impression qu’ils étaient le jour et la nuit. Comme si la Lune essayait de parler au soleil. À trop vouloir s’en approcher, voilà qu’il avait pris la fuite. Il était parti darder ses rayons sur d’autres horizons.

Et voilà qu’Alma se retrouvait seule dans sa nuit toute personnelle, peuplée de devoirs, de tâches et de post-its. Parmi les siens, qui étaient jaunes et carrés, clairement libellés, ordonnés dans des listes précises, il y avait cet éléphant rose, cette espèce d’OVNI qu’elle conservait religieusement. Comme si cette relique avait le pouvoir de la transformer en une femme qu’elle n’était pas. Comme si ce simple vestige allait pouvoir changer sa vie.

Il faudrait qu’un jour elle barre d’un grand coup de crayon ces quelques mots. Que la tâche soit accomplie, inachevée, ou simplement invalidée par des circonstances indépendantes de sa volonté (tempête de neige, coupure d’électricité, fin du monde imminente…)

Avec toutes ces pensées qui s’agitaient dans sa tête, Alma saisit son stylo-feutre noir, s’approcha de l’éléphant, suspendit son geste une fraction de seconde, puis biffa consciencieusement les trois mots.

Voilà une bonne chose de faite, passons à la liste suivante.

Texte rédigé dans le cadre de l’atelier En roue libre.

Aurore


Aurore

Aurore presse le pas. Les talons de ses bottines en cuir souple aux reflets caramel claquent et produisent de légers clapotis quand elle franchit les quelques flaques éparses oubliées sur le parvis du théâtre du Rond-Point. Bruit feutré lorsqu’elle traverse les sentiers jonchés de feuilles mortes des Jardins des Champs Élysées. Ses mollets enrobés de nylon opaque se croisent selon un rythme soutenu tandis qu’elle s’engage dans le couloir dégagé des visiteurs munis d’un billet coupe-file. Un clarinettiste égaye de ses notes de jazz manouche l’attente de ceux qui, en bons Parisiens, vont patienter un petit moment avant d’accéder à la grande exposition de la saison.

Aurore gravit les majestueux degrés de l’escalier double, ralentit le pas pour traverser la grande porte à tambour. Encore quelques couloirs, une volée de marches et la voici entrée au cœur du sujet. Une enfilade de salles retrace la carrière de l’Artiste dans l’ordre chronologique.

D’abord, la période fauve. Aurore n’y est pas indifférente. Ces teintes éblouissent ses prunelles et elle se laisse volontiers transporter dans ces paysages baignés de soleil. Elle entre ensuite dans la phase de cubisme analytique de l’Artiste. Voilà qui la touche moins. Ces toiles éveillent plutôt en elle un intérêt strictement intellectuel, pas de plaisir esthétique à l’état pur. Les quelques citations imprimées en gros caractères sur les murs blancs séparant les diverses salles ont une forte résonnance en elle.

Quelques marches de bois plus bas, elle arrive dans une salle souterraine où d’imposantes planches noires se dressent sous un éclairage implacable. Sur elles, des dessins sont gravés, produisant des sillages blancs, dans un effet négatif. Les figures sont tirées de la Théogonie d’Hésiode. Fascinée, Aurore s’approche et se perd dans la contemplation de ces œuvres à la fois si modernes et primitives. Comme si l’origine du monde et son avenir s’y trouvaient tout à la fois. Elle en perd toute notion du temps. Les visiteurs qu’elle considérait jusqu’ici comme une source de nuisance quelque peu irritante ont simplement tous disparu de son champ de vision. Elle n’a d’yeux que pour le noir profond et envoûtant de ces toiles aux dimensions cyclopéennes.

Elle parvient tout de même à s’extirper du magnétisme de ces œuvres pour se retourner et arriver face à des statuettes dans la même veine que les planches noires. Des contours bruts, râpeux, et pourtant si contemporains, qui évoquent à la fois les Étrusques et Giacometti. Elle se plante devant le tandem que représentent deux visages se faisant face. L’œuvre s’intitule L’Hymen. Leurs profils aux formes arrondies semblent se compléter intrinsèquement, comme si elle avait devant elle le yin et le yang personnifiés. Des perspectives infinies s’ouvrent dans les pensées de la jeune femme. Aurore a l’impression de comprendre le commencement et  la fin, l’infiniment petit et l’infiniment grand. Ses yeux s’écarquillent face à la sculpture, elle ne bouge pas d’un iota tant elle est captivée.

Quand elle essaie de ciller, elle se rend compte qu’elle n’y parvient pas. Elle tente de lever un pied, mais ce mouvement semble lui demander à présent une force surhumaine, une force qu’elle n’a pas. Tout ce qu’elle arrive à faire, c’est tourner les pupilles pour voir ces visiteurs qu’elle considérait comme des opportuns marcher d’un pas décontracté autour d’elle en la dévisageant. Elle voudrait ouvrir la bouche, crier à l’aide, tendre une main, mais son corps tout entier lui pèse, comme du plomb. Elle parvient à baisser les yeux vers ses pieds pour constater l’effroyable vérité. Le tandem vient de se transformer en trio.

Image de Zylenia

Liberté


Liberté

Cette page blanche qui n’attend que mes mots. Les miens. Pas ceux d’un auteur de langue anglo-saxonne ou espagnole, non, eux ils ont déjà un temps de parole bien défini à mon pupitre.

Non, pendant une petite heure cette vaste étendue vierge est toute à moi. Je fais la première trace sur cette neige informatique.

Qui vais-je emmener dans mon sillage ? Où vais-je les mener, ces chers petits personnages ? Au début, je les aime bien, ils se plient à mes moindres désirs, mais passé un certain temps, ils s’animent d’eux-mêmes, les sacripants. Comme s’ils n’avaient plus besoin de moi. Voyez-vous ça ! Mais en même temps, ils m’obsèdent, s’immiscent jusque dans mon inconscient. Impossible de m’en défaire, à moins de coucher leurs vicissitudes sur le papier (enfin, l’écran pour être exacte).

Enfin, je dis ça comme si j’avais des milliers de personnages en stock, comme si je n’avais qu’à piocher pour écrire des histoires magnifiques. La réalité est tout autre. La réalité, c’est que je rêve.

Je rêve d’écrire de grandes sagas au souffle épique, dans des univers vastes et grandioses, avec des personnages si attachants que les lecteurs ne trouveront aucun repos tant qu’ils n’auront pas lu la dernière page de mon dernier tome. Oui, je rêve. Et si je me tire de ces songes, qu’ai-je sous les yeux ?

Un écran presque vide, et un dossier Écriture qui ressemble un peu au rayon frais du supermarché le lundi, quand la foule a déjà dévalisé les étalages pendant tout le week-end et qu’il ne reste plus qu’un ou deux yaourts nature qui se battent en duel. (Le P’tit Yoplait tire son épée de son fourreau. « En garde Danette, j’aurai ta peau ! ») Il y aurait bien de la place pour ajouter plein d’autres fichiers Word dans ce dossier, mais l’espace reste désespérément libre.

Un jour, j’ai lu quelque part « just show up ». Oui, parce que quand je ne rêve pas d’écrire des page-turners best-sellers, je lis des articles et des livres qui donnent des conseils pour écrire. J’en lis tellement que j’ai l’impression de tous les connaître par cœur. Jusqu’à aujourd’hui, j’étais plutôt dans la catégorie des « no show » comme on surnomme les clients qui ne se présentent pas à l’hôtel. Ils n’arrivent jamais. Où sont-ils ? Sur quels chemins de traverse se sont-ils égarés ? Nul ne le sait. On se contente de barrer leur nom sur le listing et on passe à autre chose. Et ce n’est pas en lisant ces satanés conseils que ma no-showite aiguë va se résoudre. L’un des meilleurs conseils était d’ailleurs le suivant « stop reading this stupid list and just write ».

Cela fait tellement longtemps que je n’ai rien écrit que je ne me souviens même plus de l’apparence de mon blog d’écriture… Je lance Firefox, je tape mon url (enregistrée automatiquement dans l’historique, tout de même je dois bien y aller de temps à autre). Aïe, ça pique les yeux. Non, je ne vais pas passer la demi-heure qui me reste à chercher un thème plus sexy. C’est précisément l’inverse de l’effet recherché. {Note a posteriori : cela m’a pris cinq minutes de rectifier le tir. WordPress, c’est bien quand ça marche.}

Autour de moi, je vois beaucoup de gens qui arrivent à écrire régulièrement, que ce soient des billets de blog ou des nouvelles, ou des romans. Et je dois être jalouse. Mais la jalousie ne me mènera à rien non plus.

Non, la seule solution que je trouve c’est de « show-up » comme le préconisait ledit conseil. Je me présente. Je suis là, maintenant, j’ai une heure. Voyons ce que je peux en tirer. Ces derniers temps, dès que j’écris l’ébauche d’un billet où j’explore ces sentiments ambivalents qui m’assaillent, je finis toujours par me demander : je publie ou pas ? Qui ça peut bien intéresser ?

Certainement que ce n’est pas la bonne question à poser. Le souci, c’est que tant que je ne publie pas, je ne peux pas espérer évoluer. Publier est essentiel dans le processus créatif (à mon sens). Si on ne publie, ça veut quasiment dire qu’on n’assume pas. Le but n’est pas d’intéresser les autres. Dans le fond, on aimerait tous que ce soit le cas, mais pour être plus terre-à-terre, cela permet simplement de faire quelque chose de sa production. D’aboutir. Finis les manuscrits au fond du tiroir. L’heure est au grand déballage. C’est loin d’être mon point fort, mais qu’importe, s’il n’y a que cela pour me faire avancer, je franchis le pas. {Note a posteriori : penser à la publication immédiate. J’ai rédigé ce texte il y a deux jours, et mon hésitation à cliquer sur Publier n’a fait que croître pendant ce temps.}

Ce n’est pas tout, mais l’heure tourne. Et la séance touche à sa fin. C’est un peu comme chez le psy, on s’interrompt, on se dit au revoir sans savoir quoi penser de ce qui a été dit ou de ce qui pourra l’être à la prochaine séance. Et quoi qu’il en soit, on y retourne. À la semaine prochaine.

 

Image de Kiran Foster